Interview de Cédric Perrin, Sénateur et Président de la Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées

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Une interview de Cédric PERRIN, Sénateur, Président de la Commission des Affaires étrangères, de La Défense et des Forces armées, paru dans le livre blanc « Quel nouveau modèle pour l’industrie de défense ?».

Le retour de la guerre sur le sol européen a constitué un réveil brutal pour nombre d’entre nous. Habitués depuis plus de trente ans, à jouir des dividendes de la paix et à croire en la fin de l’Histoire, nous avons nourri l’illusion que la paix était une donnée stable et irréversible. Mais la paix n’est jamais acquise. La souveraineté ne se sous-traite pas, elle s’assume et se défend. Ce réveil géopolitique brutal nous oblige à changer de regard et d’échelle. Car si la menace est revenue, notre préparation ne suit pas encore. Le décalage entre l’évolution de notre environnement stratégique et le rythme de notre adaptation est préoccupant. La France et l’Europe doivent donc réagir avec lucidité, détermination et volontarisme.

Les enjeux de l’industrie de la défense

En premier lieu, il est urgent de replacer l’industrie de défense au cœur des débats. Pendant des années, on a trop souvent relégué l’industrie de défense au second plan, la traitant parfois comme un secteur sensible mais honteux. C’était une erreur. Une nation sans industrie de défense autonome est une nation dépendante. Une Europe qui achète 80 % de son matériel à l’extérieur du continent ne peut prétendre ni à l’indépendance stratégique, ni à l’autonomie d’action.

Il faut donc assumer clairement que l’industrie de défense est un pilier de la souveraineté nationale, un facteur de puissance, mais aussi un acteur clé de l’économie et de l’innovation. Ce n’est pas une charge à supporter, mais un investissement à assumer.

À cet égard, notre pays fait figure d’exception. Depuis le Général de Gaulle, la France a fait le choix de la souveraineté et a continué à investir dans son outil de défense. La direction générale de l’armement (DGA) assure un suivi attentif des 4 000 entreprises que compte la base industrielle et technologique de défense (BITD) et veille à ce que celle-ci soit en mesure de répondre aux besoins de nos forces.

Mais si nos armées sont restées déployées en opérations extérieures, leur format a été profondément redimensionné, le plus souvent en fonction de contraintes budgétaires et non pas de considérations stratégiques. Les acquisitions de matériels, les choix capacitaires, les décisions d’organisation industrielle ont été dictés par les réalités du temps, souvent marquées par la logique du « juste besoin », voire du « moins-disant », plus que par l’anticipation des menaces futures.

Le changement d’époque auquel nous assistons doit donc nous amener à reconstruire un outil industriel de défense. C’est ce que l’on a appelé, bien qu’abusivement, le passage à l’« économie de guerre », et cela nécessite des budgets.

En deuxième lieu, les enjeux auxquels nous sommes confrontés concernant l’ensemble du continent, les réflexions que nous avons sur l’industrie de défense doivent avoir une dimension européenne. Notre commission a lancé une mission d’information sur la base industrielle et technologique de défense européenne. Sans préjuger de ses conclusions, nous ne pouvons que constater – avec une certaine stupeur mais sans réelle surprise – la multiplication des annonces de nos voisins européens en faveur de l’achat de matériels étrangers : F-35 américains, blindés sud-coréens, systèmes israéliens…

Par ailleurs, les grands projets de coopération, comme les programmes franco-allemands SCAF (système de combat aérien du futur) et MGCS (système principal de combat terrestre), souffrent de lenteurs, de tensions politiques, et sont minés par une gouvernance trop complexe. Il est donc temps d’assumer pleinement une logique industrielle claire, cohérente et fondée sur une double exigence : un préférence européenne affirmée et le respect des avantages comparatifs de chaque acteur dans une logique de « meilleur athlète ».

En troisième lieu, nous devons nous efforcer de conserver une supériorité technologique sur nos compétiteurs. Si la guerre en Ukraine a révélé l’importance de la masse et de l’usage des drones, le conflit au Moyen-Orient nous rappelle la nécessité de conserver une supériorité aérienne et technologique, ainsi qu’une capacité de renseignement autonome, notamment dans le champ spatial.

La guerre de demain se jouera en effet aussi dans le champ de la technologie. Drones, guerre cyber, systèmes autonomes, intelligence artificielle militaire, guerre électronique : ces domaines évoluent à grande vitesse. Si nous ne voulons pas subir, il nous faut investir massivement, structurer nos filières de recherche, et accompagner l’émergence des nouvelles technologies.

Le rôle de l’État dans la reconfiguration industrielle

L’État a un rôle central à jouer : il doit être à la fois stratège, investisseur et facilitateur. Stratège, en fixant une vision claire des priorités capacitaires et technologiques, en anticipant les ruptures, et en soutenant une politique industrielle cohérente, notamment à l’échelle européenne.

Investisseur, en orientant les financements publics vers les domaines critiques, en soutenant l’innovation duale et en garantissant la stabilité des commandes pour offrir de la visibilité aux industriels. Facilitateur, en simplifiant les procédures, en raccourcissant les délais d’évaluation et d’acquisition, et en favorisant les passerelles entre recherche, start-ups, ETI et grands groupes.

Les enjeux de financement

La guerre en Ukraine et l’élection de Donald Trump ont conduit nos partenaires à augmenter significativement les moyens alloués à leur défense. Le sommet de l’OTAN à La Haye, s’il a marqué une forme d’allégeance renouvelée des Européens à l’égard des ÉtatsUnis, par crainte d’un retrait de ces derniers du continent, a néanmoins eu le mérite de fixer un objectif ambitieux en matière de dépenses de défense. Reste à ce qu’il soit effectivement respecté… De son côté, et depuis près de dix ans, la France a entamé une remontée en puissance tout au long des différentes lois de programmation militaire (LPM) qui se sont succédé.

La dernière LPM, qui couvre les années 2024 à 2030 constitue, sur le papier, un effort significatif avec des augmentations annuelles du budget de nos armées de plus de 3 milliards d’euros. Mais les besoins sont immenses, et les rythmes doivent être accélérés. Il ne s’agit pas uniquement de maintenir nos capacités, mais de rattraper des retards, de reconstituer des stocks, de moderniser nos équipements et de préparer les ruptures technologiques à venir.

Les annonces du Président de la République, le 13 juillet 2025, marquent un progrès, sous réserve qu’elles se traduisent en actes concrets dès le prochain projet de loi de finances. J’ajoute qu’avec un report de charges de près de 8 milliards d’euros, il ne s’agit pas encore d’un effort nouveau, mais plutôt d’une forme de rattrapage budgétaire, une opération de sincérisation des comptes… Le changement de braquet et les choix capacitaires à réaliser plaident par ailleurs pour une révision de la LPM afin d’associer pleinement le Parlement à ces décisions fondamentales pour notre avenir.

Le contexte international n’attend pas. À titre de comparaison, lorsque la France prévoit de consacrer 64 milliards d’euros à sa défense en 2027, l’Allemagne vise un budget de 150 milliards en 2029. Certes, il s’agit, pour Berlin, d’un rattrapage après des années de sous-investissement. Mais les budgets sont là, et ils sont massifs. Et ce différentiel de moyens se traduira demain en différentiel de capacités, d’autonomie et d’influence.

Au niveau européen, des dispositifs existent pour accompagner les efforts, mais ils restent largement insuffisants, comme dans le cas du fonds européen de défense ou du projet de règlement EDIP, ou fondés sur la dette, comme cela est le cas pour l’instrument SAFE (security for action for Europe). Par ailleurs, les critères d’éligibilité laissent une place encore très, voire trop, importante aux composants extra-européens (35 % du coût estimé des composants du produit final) et les dérogations envisagées pour les munitions et les missiles interrogent.

Avec un budget de 131 milliards d’euros consacré à la défense et à l’espace, le cadre financier pluriannuel pour les années 2028 à 2034 proposé par la Commission européenne le 16 juillet 2025 pourrait, en théorie, constituer un tournant. Mais de nombreuses incertitudes demeurent : sera-t-il adopté en l’état, alors que des dirigeants européens, comme le chancelier Friedrich Merz, ont fait part de leur réticence ? Quels seront les montants exacts dédiés à la défense ? Et surtout, quels seront les critères d’éligibilité ?

Au-delà de la question budgétaire, il convient de rappeler que de nombreuses entreprises, notamment les TPE et PME, rencontrent des difficultés d’accès aux financements privés. Et il ne s’agit pas uniquement d’une question de fonds propres : les problématiques touchent aussi la trésorerie, y compris pour des opérations à l’export.

Le conflit en Ukraine a joué un rôle de catalyseur en Europe, en révélant l’impératif d’une industrie de défense solide pour garantir notre sécurité. Cela a conduit la Banque européenne d’investissement à assouplir sa doctrine pour mieux accompagner le secteur : un signal important, mais encore insuffisant.

En France, la DGA a mis en place une médiation bancaire et un réseau de référents dans les établissements financiers pour faire remonter les blocages et sensibiliser le secteur aux spécificités de la BITD. Malgré cela, les incompréhensions demeurent. L’exemple récent de la tentative d’exclusion d’acteurs majeurs comme Airbus, Safran ou Thales de l’indice ESG du CAC 40 illustre bien ce fossé qui peut parfois exister entre finance et défense. Le Sénat a été précurseur sur ces questions, avec des propositions concrètes comme la création d’un livret d’épargne souveraineté ou le fléchage d’une partie du livret A et du livret de développement durable et solidaire (LDDS) vers l’industrie de défense. Bien que soutenues par de nombreux parlementaires, ces initiatives n’ont pas abouti, censurées ou écartées du calendrier parlementaire. La création d’un fonds dédié de 450 millions d’euros par Bpifrance est un pas dans la bonne direction, mais ses moyens restent limités. Le fléchage de l’épargne réglementée vers la défense conserve donc toute sa pertinence.

Le Sénat a été précurseur sur ces questions, avec des propositions concrètes comme la création d’un livret d’épargne souveraineté ou le fléchage d’une partie du livret A et du livret de développement durable et solidaire (LDDS) vers l’industrie de défense. Bien que soutenues par de nombreux parlementaires, ces initiatives n’ont pas abouti, censurées ou écartées du calendrier parlementaire.

La création d’un fonds dédié de 450 millions d’euros par Bpifrance est un pas dans la bonne direction, mais ses moyens restent limités. Le fléchage de l’épargne réglementée vers la défense conserve donc toute sa pertinence.

Les conditions d’une adaptation rapide

Le temps est devenu une dimension stratégique. Entre le moment où un besoin est exprimé et celui où le matériel est livré, il se passe souvent des années, voire une décennie. Cela n’est plus acceptable. Il faut raccourcir les cycles, réduire les délais de décision, alléger les processus administratifs, favoriser les prototypes, autoriser les expérimentations rapides. La guerre impose de l’agilité. Les armées doivent pouvoir adapter leurs besoins et les industriels doivent pouvoir y répondre sans être prisonniers de normes trop rigides ou de lourdeurs bureaucratiques.

Cédric PerrinSénateur, Président de la Commission des Affaires étrangères, de La Défense et des Forces armées