Interview de Frédéric Parisot, Secrétaire général GIFAS
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Une interview de Frédéric PARISOT, Secrétaire général GIFAS, paru dans le livre blanc « Quel nouveau modèle pour l’industrie de défense ?».
L’industrie aérospatiale de défense en France et en Europe
« Défi » est le mot qui caractérise le mieux la situation. L’industrie aérospatiale de défense française est l’une des plus avancées au monde. Elle fournit à la fois les forces armées françaises mais aussi celles de nombreux alliés et partenaires de la France. Aujourd’hui, dans un contexte incertain à bien des égards, elle doit répondre aux besoins immédiats de ses clients, français et étrangers, qui induisent une augmentation des cadences de production. Cette accélération est due à une croissance en volumes pour certains produits (aéronefs, missiles, systèmes sol air, bombes, radars principalement) et une plus grande exigence sur les délais de livraison. Cela impose à l’industrie de se reconfigurer pour répondre à ces attentes en termes de matières premières et de ressources humaines. En parallèle, elle doit préparer l’avenir, notamment le renouvellement de l’aviation de combat, des systèmes spatiaux et de la défense sol air. Tout cela dans un contexte marqué par une évolution de la menace qui se durcit et une extension des milieux de conflictualité (cyberespace, militarisation de l’espace, très haute altitude), qui nécessitent des capacités incrémentales rapides pour adapter la réponse capacitaire aux besoins des clients.
Duale par essence, la filière doit en même temps assurer le « ramp-up » de l’aéronautique civile, la préparation de la succession de la famille A320 avec un saut de génération pour atteindre les objectifs de décarbonation et la mutation du secteur spatial, alors qu’elle sort tout juste du choc causé par le Covid et l’arrêt brutal de l’activité.
Les principales mesures à prendre
Plusieurs domaines sont concernés. Le premier domaine est d’ordre institutionnel : la réussite de l’industrie de défense française repose sur une vision commune des enjeux entre l’État et l’industrie depuis la fin de la seconde Guerre Mondiale. L’État doit donc mobiliser ses ressources, budgétaires, réglementaires ou d’influence, pour maintenir la compétitivité de la BITD française. Cela passe par une appropriation des politiques proposées au niveau européen afin que l’effet de levier joue à plein. L’Europe doit être vue comme une opportunité de faire plus et non comme un moyen de soulager les contraintes sur les finances publiques.
Le GIFAS est très impliqué dans les discussions au niveau européen afin que les dispositifs proposés renforcent l’industrie européenne.
Par ailleurs, il est essentiel que l’industrie et les forces dialoguent de façon plus étroite pour s’assurer que les spécifications des équipements répondent au juste besoin militaire actuel et prévisible.
Le second domaine porte sur la conduite des programmes d’armement et la simplification des règlements et normes appliqués par le ministère des Armées. Il s’agit là d’un enjeu majeur, qui conditionne à la fois le coût et la durée de développement des programmes. Ce chantier reste à mener et nécessite l’implication de toutes les parties : industrie et État. Un réel changement d’état d’esprit doit s’opérer avec au cœur des enjeux la notion de quel risque prendre et de qui porte ce risque. Dans un contexte en pleine évolution, l’administration et l’industrie ne peuvent faire l’économie d’un questionnement sur le fonctionnement global de ce qui constitue le cœur de leurs relations, alors que la complexité de l’environnement et la concurrence l’imposent.
Le troisième domaine est d’ordre industriel et concerne la solidité de la supply chain. Le GIFAS développe depuis plusieurs années des programmes destinés à aider les PME et ETI à être plus résilientes et à monter en gamme. Le plus récent, dénommé AeroExcellence, consiste à accompagner leur montée en maturité opérationnelle de la supply chain à travers un référentiel unique, partagé par tous les donneurs d’ordre de la filière. Cette démarche est par ailleurs déployée à l’international. Dans le domaine civil, le CORAC pour la Recherche Aéronautique Civile pilote la feuille de route technologique de la filière en intégrant les objectifs de décarbonation et en englobant le maximum d’acteurs de toutes tailles, notamment les PME et startups, ainsi que les ressources issues du monde académique.
Cette démarche n’a pas de dimension de défense mais, compte tenu de la dualité de presque l’ensemble des acteurs industriels de la filière, le dynamisme sur le marché civil impacte positivement l’activité défense et réciproquement. Par exemple, une génération électrique plus performante à bord des avions, nécessaire pour faire des économies de carburant sur les avions civils, intéresse l’aviation militaire pour y intégrer l’intelligence artificielle dans les systèmes.
Afin d’assurer cette solidité de la chaîne de sous-traitance, le GIFAS entretient également un dialogue régulier avec le secteur bancaire afin d’éclairer sur le fonctionnement de la filière et faciliter les relations entre les entreprises et les banques. L’accès au financement est un des leviers pour assurer une activité en forte croissance.
Le quatrième domaine, d’ordre technologique, a pour enjeux l’identification et le développement des technologies futures, qui doivent en premier lieu répondre aux besoins des forces. Ces enjeux relèvent de la DGA et des industriels eux-mêmes par leurs capacités propres d’autofinancement.
Les conditions d’une augmentation des capacités de production
L’industrie sait répondre aux besoins qui lui sont adressés même si elle doit ajuster son appareil de production. Pour cela, elle doit avant tout recevoir des commandes. Trente ans de dividendes de la paix se traduisant par des décroissances du budget de défense ont réduit l’outil de production industriel et la supply chain. Le passage à « l’économie de guerre » nécessite un temps d’adaptation (machines, ressources humaines, anticipation des approvisionnements de long cycle) pour relancer un outil de production dimensionné au plus juste pendant des années et augmenter les capacités. La création de la Direction de l’Industrie de Défense au sein de la DGA est destinée à lui permettre de se réapproprier cette réalité.
Par ailleurs, la production de masse s’organise et s’anticipe pour répondre aux besoins des armées, française comme étrangères, car sans surprise tous les clients ont des besoins simultanés en cas de crise ou de période d’incertitude. Quels sont les matériels concernés ? Quelles exigences pour ces équipements produits en masse à un coût maîtrisé, que ce soit en termes de sûreté de fonctionnement et de durée de vie ou de stockage ? En effet, les exigences de sécurité, caractéristiques de notre filière, représentent un coût d’entrée élevé. Le recours à des industriels en dehors de la BITD peut s’envisager, mais avec quel modèle économique ? Quel rôle pour l’État en cas de non-exportation d’une partie de la production ? Aucun industriel ni aucun banquier n’investira sans réponse à ces questions.
La demande d’agilité technologique et industrielle
L’industrie sait réagir rapidement. La question est celle de l’amplitude du changement. Sur les plateformes, il est complexe de réaliser des ajustements rapides. Cela est plus simple a priori sur les systèmes ou emports. Toutefois, les règles actuelles de conduite des programmes créent un carcan qui peut nuire à la rapidité et à la réactivité (comitologie, volumes de documents à transmettre, règlements et normes, nombreux tests). Le CEMA a lancé des travaux pour définir des « stades de défense » qui, semble-t-il, proposent des solutions d’allègement temporaire de certaines règles. La Revue Nationale Stratégique de 2025 aborde également ce sujet. Peut-être serait-il utile de revoir ces normes pour qu’elles permettent de délivrer plus rapidement aux forces des équipements adaptés, sur la base d’une analyse des risques plus réaliste. La question de la qualification et de la responsabilité des risques se pose à nouveau.
Avec l’adaptation du budget des Armées, la simplification des règles pour rendre l’industrie plus agile est le principal chantier, dont l’État doit se saisir pour se préparer.
Il faut noter enfin que la réapparition de l’innovation rapide provoquée par le conflit en Ukraine, parfois pour remplacer des moyens classiques qui manquaient (l’artillerie par exemple), ne remplace pas les innovations technologiques qui accélèrent également mais se conduisent avec des constantes de temps plus longues, et pour lesquelles une continuité dans l’effort est indispensable.
La constitution et la structuration d’une BITD européenne
Clairement, les questions de consolidation capitalistique sont du ressort des seuls industriels.
Sur la question du cadre européen dans lequel ils doivent évoluer, le GIFAS représente les intérêts de la filière sur les différentes initiatives et outils que la Commission Européenne propose pour contribuer à la défense de l’Europe. Le cœur du sujet, qui conditionne l’efficacité des moyens f inanciers que l’UE consacre à la défense, nous semble être la notion de préférence européenne. L’émergence d’une BITD européenne implique voire impose en préalable cette préférence européenne. Il est essentiel que les États membres décident de se fournir auprès des industriels européens pour la conception et la production des équipements de défense dont ils ont besoin, au lieu de se fournir auprès de pays tiers, notamment les États-Unis.
Une telle politique aura le double bénéfice de créer de la valeur en Europe, au bénéfice de l’économie et des salariés européens, et d’éviter la dépendance qu’impose l’achat auprès d’États qui ne participent pas au projet européen, qu’il s’agisse d’une dépendance liée à l’autorisation d’emploi ou liée à l’entretien de l’équipement. Le contexte actuel est propice à un changement de mentalité en Europe.

