Quelle Europe financière souveraine et compétitive ?

25 novembre 2022

Un article de Frédéric Pichard  paru dans le Livre Blanc « Bâtir une Europe financière souveraine »

En 1992, peu après la chute du mur de Berlin, Francis Fukuyama, professeur d’économie politique et auteur de «La Fin de l’histoire », annonça le triomphe de la démocratie et de l’économie de marché, ainsi que la disparition des conflits majeurs entre les nations, soi-disant rendus impossibles par la mondialisation. Il présenta la démocratie libérale comme « la forme finale de tout gouvernement humain ». Mais les thèses de Fukuyama ont été démenties.

En 1996, Samuel Huntington, ancien professeur de Fukuyama à Harvard et auteur du « Choc des civilisations », fut le premier à percevoir l’esprit tragique du XXIème siècle et à comprendre les risques qui pesaient sur les démocraties.

Au lieu de s’achever, l’Histoire a brutalement accéléré avec l’enchaînement des guerres perdues contre le terrorisme, le krach économique de 2008, la pandémie de Covid-19 et la guerre en Ukraine. Les mises en garde de Samuel Huntington à l’encontre des interventions militaires destinées à exporter le modèle occidental ont été validées par les déroutes en Afghanistan, en Irak, en Syrie, en Libye, au Mali. Les idéologies n’ont pas disparu. Elles cohabitent avec le retour en force des passions nationales et religieuses.

 

Le retournement de l’Histoire

La mondialisation reposait sur l’ouverture des frontières, sur la financiarisation et l’interconnexion des économies, ainsi que sur les progrès de la société ouverte. Or, elle débouche sur l’éclatement du système international et le retour des conflits majeurs.

Le 25 mai 2022, Margrethe Vestager, Commissaire européenne à la Concurrence, a fait un mea culpa lucide : « Nous n’avons pas été naïfs, nous avons été cupides. Avec l’énergie russe, avec les puces taïwanaises, avec les produits et les matériaux chinois…, nous avons été chercher des coûts de production plus bas. Mais derrière toutes ces économies, il y avait une énorme prime de risque : la dépendance. »

L’Europe a cru qu’en favorisant l’État de droit et en multi- pliant les accords commerciaux, le monde allait évoluer vers une paix universelle basée sur la démocratie et l’économie de marché. Mais l’Histoire ne s’est pas déroulée ainsi. L’Europe doit repenser ses rapports au monde et se réinventer autour de la défense de la liberté et de la souveraineté – technologique, industrielle, énergétique, alimentaire et financière.

 

Le risque climatique

Le recouvrement de la souveraineté de l’Europe se cumule à d’autres défis. Le 26 avril 2022, Antonio Guterres, Secrétaire général de l’ONU, déclarait : « L’humanité est dans une spirale d’autodestruction ». Il déplorait une perception erronée des menaces environnementales, basée sur l’optimisme, la sous-estimation des risques et le sentiment d’invincibilité.

Il exhortait la communauté internationale à faire davantage pour intégrer les risques de catastrophes dans notre façon de vivre, de construire et d’investir.

La multiplication des événements météorologiques extrêmes expose les entreprises, les banques, les compagnies d’assurance à des chocs majeurs, qui sont de nature à remettre en question la stabilité financière et monétaire. La Banque de France estime que les destructions de richesses pourraient être comprises entre 5 et 20 % du PIB mondial d’ici à la fin du XXIème siècle. Et la Commission européenne évalue le coût de la décarbonation de l’Union européenne à 400 milliards d’euros par an d’ici à 2030.

D’énormes transformations économiques et sociales sont nécessaires pour relever le défi climatique. Nous devons changer notre manière de consommer, de produire et d’investir.

 

Le secteur bancaire européen

La finance est au cœur de la souveraineté de l’Europe. Les institutions financières jouent un rôle essentiel pour réorienter l’épargne vers les entreprises qui réalisent la transition énergétique. Or, la finance est de plus en plus dominée par des acteurs non européens.

Si les banques européennes sont plus solides qu’elles ne l’étaient avant la crise de 2008, elles sont aussi moins rentables. Le retour sur capital des 30 plus grandes banques européennes est passé de 17 % avant 2008 à 8 % en 2019. Et le total de bilan des banques de la zone euro pèse proportionnellement près de cinq fois plus qu’aux États-Unis. Cet engagement direct dans l’économie nécessite des fonds propres plus importants, ce qui pèse sur leur rentabilité.

Les raisons de la moindre rentabilité des banques européennes sont connues : un marché européen fragmenté ; des marchés de capitaux pas assez profonds ; une réglementation bâloise inadaptée à l’économie européenne ; une croissance économique plus faible qu’aux États-Unis ; des taux d’intérêt longtemps défavorables.

Le risque pour l’industrie financière européenne est de ne pas attirer suffisamment de capitaux pour financer les gigantesques investissements nécessaires pour réussir la double transition énergétique et numérique. L’enjeu est donc de rendre les banques européennes plus compétitives par rapport à leurs concurrentes américaines et chinoises, en leur permettant d’alléger leur bilan et en favorisant leur consolidation.

Toutefois, cet enjeu s’inscrit dans le cadre d’un désaccord de fond entre le secteur financier et la BCE. Les autorités bancaires considèrent que les questions de rentabilité, d’investissement dans la réglementation et d’informatique pourraient se résoudre si les banques acceptaient de se marier au sein de la zone euro. Or, cette hypothèse est globalement écartée par les banques, qui considèrent que les conditions réglementaires ne sont pas satisfaites et qui craignent de nouvelles exigences en fonds propres, ainsi que des synergies limitées.

 

L’Union bancaire

Le 30 novembre 2021, François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France, estimait que le projet d’Union bancaire était totalement à l’arrêt et n’avait pas tenu ses promesses. En effet, les barrières nationales restent fortes. La législation bancaire varie d’une juridiction européenne à l’autre. Nombre de pays européens craignent de ne plus avoir la main sur leurs dépôts bancaires. Et les pays du nord de l’Europe ne veulent pas courir le risque de payer pour les autres.

L’Union bancaire constitue un enjeu de souveraineté pour l’Europe. Son objectif est de considérer la zone euro comme un vaste marché domestique et de favoriser la consolidation entre banques pour créer de grands établissements paneuropéens. L’Union bancaire suppose un superviseur commun, des règles communes pour dissoudre une banque en difficulté et une protection commune pour les dépôts des épargnants.

L’Union européenne a créé un « mécanisme de surveillance unique » (MSU), qui supervise les 113 banques les plus importantes de la zone euro, ainsi qu’un « mécanisme de résolution Jusqu’à présent, la constitution d’un véritable marché unique des capitaux s’est heurtée aux divergences de vues entre États et entre acteurs du monde financier. En l’absence de marché bancaire européen, les banques sont surexposées à leur dette nationale, l’épargne ne circule pas en Europe, son allocation n’est pas optimale, les réserves financières de l’Allemagne ne financent pas le crédit en Italie ou en Espagne.

L’UMC est un levier indispensable pour mobiliser les ressources d’épargne de l’Europe afin de couvrir les énormes besoins d’investissement des transformations environnementales et numériques. Mais l’Union des marchés de capitaux est jugée technique, ennuyeuse et moins attrayante que le « Green Deal ». Pourtant, l’Europe aurait tort de négliger son industrie bancaire au seul motif qu’elle n’a pas toujours bonne presse.

 

L’évolution stratégique des banques

Le 25 mars 2022, Philippe Oddo, président de Oddo-BHF, se demandait si les établissements financiers n’avaient pas pris acte de l’échec de l’Union bancaire. En effet, les grandes banques françaises se sont engagées dans de vastes opé- rations ayant le potentiel de transformer leur profil, tout en restaurant leur rentabilité, en assurant leur transition techno- logique et en résistant aux géants du digital.

Aucune de ces opérations ne consiste à grandir directement en tant que banque, par exemple en rachetant un concurrent. Leur objectif est de croître dans des métiers connexes aux activités traditionnelles de crédit, tels que le leasing automobile, les paiements, l’assurance…

Beaucoup d’activités bancaires peuvent se développer en dehors des grandes banques, dans des filiales spécialisées sur un métier où plusieurs partenaires mettent en commun leurs activités. C’est ce que Société Générale et Crédit Agricole ont fait avec succès dans la gestion d’actifs, via Amundi. Idem pour Crédit Agricole et BNP Paribas dans la conservation de titres. Cette évolution pourrait s’étendre dans les paiements ou dans la gestion de fortune.

Récemment, Société Générale a racheté LeasePlan dans la location automobile longue durée. Crédit Agricole a noué un accord stratégique avec Stellantis lui ouvrant la voie au marché européen du leasing. La Banque Postale a achevé sa mutation en véritable bancassureur avec l’absorption complète de CNP. Et BNP Paribas a cédé son réseau d’agences aux États-Unis pour plus de 16 milliards de dollars, ce qui lui permet d’envisager de nouveaux investissements.

 

Les conditions de la souveraineté

Jean Bodin, économiste et philosophe du XVIème siècle, considérait que « La souveraineté, c’est d’abord la puissance illimitée de faire les lois et de les faire appliquer ». Si l’Union européenne a le pouvoir de faire des lois et de les faire appliquer, elle ne dispose pas de Constitution. Elle n’est ni un État, ni une fédération, ni une confédération, mais une organisation plurinationale.

L’Union européenne n’est pas souveraine au sens juridique mais elle dispose d’attributs de souveraineté grâce à ses cinq compétences exclusives : l’union douanière, la concurrence, la politique monétaire dans la zone euro, la conservation des ressources de la mer et la politique commerciale avec le reste du monde.

Pour être pleinement souveraine, l’Union européenne devrait réformer sa gouvernance et disposer, a minima, de deux compétences régaliennes supplémentaires : la défense et la faculté de lever l’impôt. Il lui faudrait alors un véritable budget, qui soit plus proche de celui de l’État fédéral américain – soit 15 à 20% du PIB –, que de son budget actuel qui représente 1,5 % du PIB.

 

Le sursaut

L’Europe dispose d’atouts exceptionnels et a la capacité de rester l’un des meilleurs endroits pour vivre sur cette planète. Si elle veut défendre ses valeurs, si elle souhaite continuer à prospérer sans renoncer à ses libertés, si elle ne veut pas voir revenir les guerres, les tyrannies, les misères, l’Europe doit se réveiller. Nous devons revoir toute notre vision du monde, notamment l’idée que nous serions du bon côté de l’Histoire et qu’à long terme notre perception prévaudrait.

Thucydide, l’un des plus grands historiens grecs, auteur de

« La Guerre du Péloponnèse », estimait que « La force de la cité réside dans le caractère de ses citoyens ». Dans l’Histoire, les civilisations qui ont survécu ne sont pas les civilisations les plus sophistiquées mais celles qui sont les plus déterminées. Quand l’Occident possède à la fois la sophistication et la détermination, son modèle est supérieur car il repose sur la liberté individuelle.

N’oublions pas cette évidence que rappellent depuis des millénaires les penseurs de toutes les cultures, des Hébreux aux Grecs, des chrétiens aux musulmans, des Chinois aux Anglo-Saxons : « La recette de l’impuissance est le chacun pour soi ; la condition de la souveraineté est la conjonction des talents ».