Energie : Le prix interne du carbone et les dividendes climat comme moyens de piloter une stratégie financière responsable d’entreprise

15 mai 2023

Pour ralentir le réchauffement climatique et faire baisser les émissions de gaz à effet de serre, il existe actuellement plusieurs mécanismes, dont les marchés de conformité du carbone. Si cette stratégie a fait ses preuves, elle ne suffira pas pour atteindre l’objectif zéro carbone entre 2050 et 2070. Pour y parvenir, les entreprises se doivent d’adopter une stratégie financière responsable et piloter l’action de décarbonation grâce à deux outils : le prix interne du carbone et les dividendes climat.

Tribune de Pierre-Emmanuel Guilhemsans-Vendé, Consultant R&D chez TNP Consultants.

 

Le fonctionnement des marchés de conformité

Les premiers marchés de conformité du carbone apparaissent en Finlande et en Pologne après le premier rapport du GIEC en 1990. À la suite de la ratification du Protocole de Kyoto en 2005 par au moins 55 parties représentant au moins 55% des émissions de GES (192 parties, aujourd’hui), le plus grand marché de conformité de l’époque est créé, celui de l’Union Européenne, l’EU ETS, European Union Emissions Trading System, ou Système d’échange de quotas d’émission de l’Union Européenne (SEQE UE). Ce marché représente encore à ce jour la référence des marchés de conformité du carbone même si depuis février 2021, la Chine, représentant 29 % des émissions mondiales de GES, est devenu le plus gros marché. Plus globalement, dans le monde, il existe 68 marchés du carbone dans le monde, couvrant 11,83 Gt CO2e, soit 23,11 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Les marchés de conformité appliquent 3 méthodes pour veiller à la réduction de ceux-ci :

  • La fixation d’un plafond d’émissions (le marché des quotas) : les 15 000 installations fixes et 1500 exploitants d’aéronefs du marché de quotas européen couvre 45% des émissions de gaz à effet de serre européennes et ont chacune un plafond de quotas à respecter censé diminuer chaque année. Les entreprises peuvent échanger ou emprunter des quotas pour éviter de dépasser la limite fixée et être pénalisées financièrement (100€ + inflation par tonne de CO2e en trop, soit 116 €/t CO2e en 2022). Elles peuvent également épargner ou revendre des quotas non utilisés.
  • La taxation : les taxes carbone sont gérées aux niveau national. En France, il s’agit de la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques : elle constitue 40 % du prix du carburant.
  • La compensation : il s’agit du financement de projets de compensation carbone. Ce sont des projets de Mise en Œuvre Conjointe et de Mécanisme de Développement Propre créés et garantis par l’ONU.

Une source académique estime que le marché européen a évité un rejet de 1,2 Gt en 17 ans. Si cela constitue une baisse non négligeable, le plus dur reste à venir, car le volume de quotas annuel va diminuer afin d’atteindre un objectif de -55 % des émissions européennes en 2030, et le niveau net zéro en 2050. Par ailleurs, le prix des quotas a fortement augmenté. Dans ce contexte, les entreprises vont avoir de plus en plus de difficultés à réduire leurs émissions, respecter leurs quotas alloués et éviter les pénalités. Deux outils pourraient cependant leur permettre de piloter l’action de décarbonation pour adopter une stratégie financière responsable : le prix interne du carbone et les dividendes climat. Dans le bilan carbone de l’entreprise, le PIC va plutôt concerner les scope 1 et 2, et les dividendes climat le scope 3 : ces 2 outils sont donc complémentaires.

 

Le prix interne du carbone et ses 3 formes principales

Le prix interne du carbone est un objet de travail interne aux entreprises, basé sur le volontariat. Il consiste pour une entreprise à donner un poids économique plus ou moins important à son bilan carbone et donc piloter sa stratégie financière en prenant en compte cet aspect. En 2021, 2012 entreprises dans le monde l’ont déjà adopté ou sont en passe de le faire. En France, cela représente 300 entreprises, dont la moitié du CAC 40. Les entreprises notamment soumises à l’EU ETS, l’utilisent sur des projets non relatifs aux activités dans le giron de l’EU ETS, ou pour anticiper le risque d’une hausse du prix de l’EU ETS notoirement bas. Le prix interne du carbone se décline sous 3 formes principales. Dans la stratégie d’une entreprise, ces 3 formes correspondent à la prospection (prix directeur), à l’immédiat (taxe carbone interne) et à la rétrospection (prix implicite). Dans la mesure du possible, il est judicieux d’adopter les trois pour disposer d’une vision complète. Le prix interne du carbone va permettre d’atteindre les objectifs de décarbonation de l’entreprise et d’anticiper l’évolution des taxes carbone et du risque climatique. D’après Vincent DUCROS (Getlink), il s’agit d’un outil de responsabilité sociale et environnementale et de management du risque. Son rôle : faciliter les travaux d’amélioration de l’efficacité énergétique de l’entreprise et accélérer l’accès aux investissements bas-carbone. Sur ce dernier point, les dividendes climat proposées par Team for the Planet (TFTP) viennent à propos pour prendre le relais du prix interne et apporter une solution claire à l’aspect financement du scope 3 du bilan carbone, tout en enrichissant le panel des solutions disponibles dans le scope 4 (émissions évitées ou séquestrées) pour les entreprises.


Le principe des dividendes climat

Un dividende climat est équivalent à 1 t CO2e (CO2 équivalent) évitée ou séquestrée. Il a été conceptualisé par TFTP avec l’aide de l’ADEME, de Carbone 4 (via Net Zero Initiative) et de Sweep. D’après Emma SCRIBE (TFTP), TFTP a pour ambition de lever 1 Md€ sur les dix prochaines années, ce qui pourrait permettre de générer au moins 75 millions de dividendes climat, soit 75 Mt CO2e évitées ou séquestrées. Les dividendes climat ont pour objectif de mesurer l’impact climatique via les émissions évitées d’un investissement en capital. Le dividende climat ne peut être soustrait, additionné, vendu, cédé ou échangé. Il n’a pas de valeur marchande. C’est un indicateur extra-financier de contribution des entreprises à la décarbonation via leurs investissements. Il permet notamment d’éviter le greenwashing. Le dividende climat a pour but de valoriser les investissements dans des innovations permettant de remplacer un équipement existant par une technologie plus vertueuse afin d’appliquer soit une réduction – par exemple avec Leviathan Dynamics, une climatisation fonctionnant à l’eau – ou une séquestration des gaz à effet de serre – avec Carbon Impact, une roche, l’olivine, est réduite sous forme de sable, puis versée dans les océans afin de capter le CO2 des océans et de l’atmosphère. Le fait d’acheter des dividendes climat permettrait à toute entreprise d’augmenter sa notation en termes de politique Environnement, Social et Gouvernance. Les dividendes climat peuvent ainsi être valorisés dans des documents extra-financiers ou bien dans des communications relatives aux initiatives de réduction. La capacité d’une entreprise à générer des dividendes climat pourrait alors être comptabilisée financièrement dans la valorisation d’une entreprise (exemple : 100 000 dividendes à 10 € l’unité générées sur 2 ans pourraient ajouter 1 M€ à la valorisation de l’entreprise).

Pour répondre aux objectifs de réduction des émissions de GES de Fit for 55, plus ou moins ambitieux selon qu’une entreprise fasse partie ou non du marché de conformité, l’utilisation d’outils d’aide à la décarbonation sera nécessaire. La complémentarité du prix interne du carbone dans ses trois formes et des dividendes climat vont permettre de faciliter la transition et de diminuer le risque de banqueroute vis-à-vis du réchauffement climatique. En effet, le fait d’ignorer l’aspect environnemental dans ses décisions financières va être de plus en plus impensable pour une entreprise d’un point de vue sociétal et fonctionnel : pour respecter les accords de Paris, il va falloir investir d’ici 2050 plusieurs dizaines, voire centaines de trillions d’euros au niveau mondial – à l’échelle de la France, 65 à 95 Md€/an. Cependant, la pleine décarbonation de l’économie mondiale ne sera efficace et atteignable que grâce à une convergence des prix du carbone (PIC, marchés volontaires et de conformité) vers un prix tutélaire garantissant l’abandon complet des énergies fossiles en parallèle d’un fonctionnement du marché du carbone par plaques (USA-Canada, Europe, Chine-Asie…) avec des règles de circulation entre les plaques empêchant les fuites de carbone (c’est notamment l’objet du Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) de l’UE figurant dans les propositions de Fit for 55). La commission de France Stratégie présidée par Alain QUINET en 2019 avait ainsi estimé que le prix titulaire du carbone pour le bloc européen devait être actuellement de 80 à 90 € la tonne de CO2 équivalent (soit le prix actuel dans l’EU ETS), de 250 à 300 € en 2030 et 800 € en 2050.

Pierre-Emmanuel Guilhemsans-Vendé Consultant