Un reporting extra-financier européen orienté climat

Un article de Thierry Langreney, Fondateur de l’ONG « Les Ateliers du Futur » paru dans le livre blanc « Crise énergétique et climatique : quelles stratégies innovantes ? »

L’Humanité est à un moment charnière de son histoire. Elle domine sans partage une planète aux ressources limitées, grâce à des outils dont les sources d’énergie actuelles constituent une menace pour son futur.
183 États ont ratifié l’Accord de Paris visant à limiter à moins de 2°C le réchauffement climatique à l’horizon 2050. Cet accord se décline en trajectoires d’émissions de gaz à effet de serre nationales régulièrement actualisées et transmises à l’ONU. L’atteinte de ces objectifs exige la mobilisation sans faille des pouvoirs publics et des entreprises durant les décennies à venir.
Les entreprises auront durablement un rôle central dans la décarbonation de l’économie dont elles maîtrisent les approvisionnements, les processus de transformation et les équations économiques. Elles sont reconnues par le grand public comme les mieux à même de gérer les grandes transformations du monde moderne.

Depuis 2014, l’Union européenne s’est dotée d’un cadre réglementaire pour renforcer la transparence des entreprises sur leur performance extra financière. Depuis 2020, la nouvelle directive CSRD est en chantier pour rehausser le niveau d’exigence du reporting extra financier. Ces exigences sont en cours de définition et le nouveau cadre ne devrait pas être stabilisé avant fin 2022 pour une application à compter de début 2024.

En Europe, les quelques 45 000 entreprises de plus de 250 salariés réalisent près de 50 % de la valeur ajoutée produite.

Les Ateliers du Futur considère essentiel pour la décarbonation de l’Europe que toutes ces entreprises élaborent dès 2022 leur trajectoire d’émissions de gaz à effet de serre à horizon 2030 et 2050 et la partagent. Ceci facilitera un dialogue de qualité avec leurs clients, fournisseurs, actionnaires et la société au sens large.

Une des difficultés importantes rencontrées est l’insuffisant partage des données d’émissions de GES entre les entre- prises et leurs fournisseurs. Pour la résoudre, Les Ateliers du Futur estime indispensable la généralisation dès 2022 pour les entreprises de plus de 250 salariés d’un reporting extra financier prospectif orienté climat.

Une telle exigence de généralisation nécessite de simplifier au maximum la demande de vision prospective, tout en pré- servant sa valeur.

Notre ONG indépendante a donc élaboré, grâce aux travaux d’un groupe d’experts opérationnels et financiers, un cadre de reporting prospectif orienté climat précis mais concis, baptisé Net Climate Liability (Passif Climatique Net). Cette proposition a été transmise à la Commission européenne le 24 décembre 2021.

Cette proposition se démarque des autres normes existantes. Les grandes lignes en sont :

  • Vision prospective jusqu’à 2050 avec des jalons annuels jusqu’en 2030, puis quinquennaux jusqu’en 2050,
  • Focalisation sur l’impact climatique et la cohérence des actions projetées par l’entreprise, dans un environnement mondial caractérisé par le respect de l’Accord de Paris, soit un scenario de réchauffement de +1,5°C à l’horizon 2100,
  • Reporting sur 5 composantes qualitatives et quantitatives clé de cette vision prospective,
  • Publication systématique en accompagnement des comptes annuels.
  • Périmètre des émissions : Cette norme vise en priorité le segment sur lequel le contrôle de l’entreprise est maximal : activités directes y compris filiales inclues dans le périmètre de contrôle, élargies à celle nécessaire des fournisseurs et sous-traitants (scopes 1, 2 et 3).

 

Les livrables de la publication NCL

La publication NCL repose sur cinq composantes visant à rendre transparente la trajectoire carbone de l’entreprise et à permettre d’en qualifier le degré de fiabilité. Ces 5 livrables sont quantitatifs ou qualitatifs :

  • Trajectoire d’émissions de gaz à effet de serre,
  • Programme de décarbonation des activités, le cas échéant,
  • Impacts financiers de ce programme, ou de l’absence de programme,
  • Actualisation des cash flows d’impacts,
  • Dispositif interne de

 

La trajectoire d’émissions de gaz à effet de serre

Que l’entreprise adopte ou non un objectif de neutralité carbone nette à un horizon déterminé, le premier livrable de ce reporting NCL extra financier est la formulation précise de sa trajectoire d’émissions de gaz à effet de serre, en EQCO2, validée par les plus hautes instances de gouvernance.

Cette formulation doit préciser a minima :

Les périmètres inclus (scopes 1, 2 et le cas échéant scope 3)

Son point de départ, les niveaux d’émissions bruts visés en valeur absolue annuellement jusqu’en 2030, puis sur les jalons quinquennaux jusqu’en 2050,

Les volumes de réduction ou de compensation prévues en parallèle.

Dans le meilleur des cas, cette trajectoire peut être fixée selon l’approche du standard SBTI.

En sous-produit de ce livrable, l’entreprise communiquera sur l’intensité carbone de ses produits via le ratio émissions/ chiffre d’affaires. Cet indicateur devra être mis à disposition de tous ses clients pour alimenter leur propre projection de trajectoire d’émissions au titre de leur scope 3.

 

Le programme de décarbonation des activités

Le second livrable de ce reporting NCL sera dans ce cas la présentation de son programme de décarbonation, typiquement constitué des plans d’actions pour l’ensemble de ses activités :

De manière transverse :

  • Transition énergétique en termes de consommation et de sources renouvelables,
  • Optimisation du parc immobilier d’exploitation et de son efficacité énergétique,
  • Politiques de transport des personnes et des
  • De manière spécifique pour chacun de ses segments d’activités (non exhaustif) :
  • Portefeuille d’activités : entrées, sorties,
  • Portefeuille de produits : développement, arrêt, évolutions offres et tarifs,
  • Conception et fabrication : investissements, relocalisation, transformation des processus, internalisation, externalisation,

Politiques vis à vis des prestataires et sous-traitants, Distribution : géographies, modalités.

 

Les impacts financiers spécifiques climat

Dans le cas où l’entreprise se fixe un objectif de neutralité carbone nette à un horizon déterminé, pour permettre à ses parties prenantes d’évaluer la fiabilité de son programme de décarbonation, l’entreprise devra fournir des informations financières permettant d’y attacher un degré de confiance.

En l’absence de programme exhaustif de décarbonation de ses activités, l’entreprise devra partager avec ses parties prenantes l’information des impacts financiers résultant de cette stratégie afin de faciliter leur gestion du risque.

Le troisième livrable de ce reporting NCL est la présentation calendaire des impacts financiers liés à ce programme de décarbonation ou à l’absence de plan structuré.

L’horizon de projection sera 2050 dans le cas où l’entité a adopté un programme de décarbonation complet. À défaut, l’année finale sera 2060 afin de mieux capturer la valeur terminale des impacts.

Cette présentation chiffrée contiendra essentiellement :

  • Impact sur les charges CAPEX et OPEX résultant directe- ment du programme de décarbonation,
  • Prise en compte des charges ou revenus supplémentaires résultant des taxes et crédits carbone applicables à l’activité de l’entreprise. L’évaluation des revenus et coûts futurs à ce titre sera basée sur les valeurs spots et futures relatives aux instruments liés ou pouvant servir de proxy (ex : coût du crédit carbone sur le marché règlementé pour approcher les taxes carbones aux frontières),
  • Impact sur les revenus : entrées/sorties du portefeuille d’activités ou de produits. En cas de hausse des tarifs liée aux CAPEX et OPEX nécessaires pour la décarbonation de l’entreprise, l’élasticité de la demande devra être prise en compte dans la trajectoire des volumes et spécifiée en justification vis-à-vis des réviseurs,
  • Impact sur les marges, spécialement en fonction des décisions tarifaires prévisibles de la part du management de l’entreprise et en lien avec les anticipations de comportement des clients sus modélisés,
  • Prise en compte des coûts de compensation carbone sur la période de projection.

Tous ces effets voulus ou subis doivent naturellement être intégrés dans les prévisions financières de court/moyen terme officielles de l’entreprise.

 

L’actualisation des cash-flows spécifiques climat

À partir de ce chiffrage pluriannuel détaillé, l’entreprise ou le groupe sera en mesure de réaliser une consolidation et une actualisation des flux de cash flows nets de chacune des années séparant la clôture du dernier exercice de l’année cible définie ci-dessus.

L’actualisation de cette série de cash flows nets dénommée Net Climate Liability ou Passif Net Climatique constitue le quatrième livrable de la publication NCL.

L’intérêt de cet indicateur est double :

En interne donner à l’entreprise et à son top management une évaluation de l’enjeu que représente l’ensemble de son programme de décarbonation, de ses composantes et des risques associés, ou bien du coût d’une stratégie minimaliste,

En externe, faciliter le dialogue de performance spéciale- ment sur la crédibilité globale de la trajectoire d’émissions, sur la correcte allocation de ressources au sein de l’entreprise et sur les facteurs de risques :

  • En cas de NCL faible ou négative, la faisabilité financière du programme de décarbonation confortera sa crédibilité,
  • En cas de NCL significative, cela signifiera que les autres cash flows générés par l’entreprise seront indispensables pour équilibrer la Cela peut constituer un facteur de risque méritant approfondissement,
  • En cas d’absence de programme de décarbonation, la NCL fournira un premier estimateur d’impact de cette stratégie sur la valeur de l’entreprise.

Il est recommandé que les taux utilisés pour cette actualisation prennent en compte une courbe des taux modérée, comme celle des taux swaps déterminée au niveau européen.

 

La gouvernance du programme de décarbonation

Pour sécuriser les phases typiques de toute initiative stratégique :

  • Conception détaillée et validation par les instances dirigeantes,
  • Orchestration des plans d’actions,
  • Suivi régulier des actions et de leurs impacts
  • Réaction en cas d’écart entre prévisions et réalisation
  • Un dispositif spécifique de gouvernance doit être mis en place par l’entreprise.

L’embarquement de l’ensemble du corps social de l’entreprise est aussi le plus souvent intégré à ce type d’initiative. Elle peut faire partie du périmètre de cette gouvernance spécifique.

De telles responsabilités militent pour un rattachement de ce dis- positif au plus haut niveau exécutif de l’entreprise ou du groupe.

La description de ce dispositif de gouvernance spécifique constitue le cinquième livrable de la NCL Disclosure.

 

La gouvernance et le contrôle du reporting NCL

L’efficacité du dispositif étant conditionnée par sa généralisation, ceci milite pour intégrer ce reporting extra financier aux comptes publiés annuellement. Toute communication annexe aux comptes publiés devant être validée ultimement par les Conseils d’administration, ce reporting NCL doit respecter cette gouvernance.

Ce reporting nécessitera une coordination étroite des directions au sein de l’entreprise :

  • Les dimensions métiers opérationnels et fonctions support nécessaires pour analyser l’existant et imaginer les plans d’actions spécifiques,
  • La dimension investissements, potentiellement porteurs d’impacts lourds,
  • Les dimensions géographiques pour tracter chacun des pays où le groupe est représenté,
  • La dimension financière pour mesurer finement les impacts,
  • La dimension RSE pour benchmarker l’entreprise ou le groupe face à ses concurrents.

Les caractères approprié et sincère qui conditionnent l’efficacité prévisible du plan de décarbonation doivent être attestés de manière pragmatique :

  • S’agissant des techniques courantes, notamment en lien avec la décarbonation des déplacements, transports, hébergements des biens et des personnes, la production des référentiels techniques généralement admis sur lesquels l’entreprise a basé ses plans d’actions est suffisant,
  • S’agissant de techniques spécifiques au secteur d’activité de l’entreprise, notamment dans le domaine de la fabrication industrielle, ou de techniques non usuelles que l’entreprise prévoit de déployer, une revue spécifique de confort est requise. Cette revue sera établie par un cabinet spécialisé en lien évidemment avec les opérateurs du métier au sein de l’entreprise.

Les chiffrages financiers et les traitements de consolidation et d’actualisation devraient classiquement faire l’objet d’une revue allégée des commissaires aux comptes du Groupe.

Les résultats de ces revues seront joints aux livrables de la publication NCL qui doit intégrer la présentation des comptes de l’entreprise.

La trajectoire d’émissions de l’entreprise devra aussi être transmise à un organisme de consolidation de type Single Access Point à définir à minima au niveau européen.

 

Conclusion

Pour que chaque entreprise significative puisse bâtir sa trajectoire d’émissions et dialoguer avec ses fournisseurs, elle doit recevoir de ces derniers les inputs nécessaires. Ceci milite pour généraliser à l’échelle européenne et même mondiale cette exigence de reporting.

L’objectif de proportionnalité de la charge aux enjeux amène à restreindre ce reporting extra financier au périmètre d’entreprises déterminé sur base d’un critère économique : l’effectif employé, cohérent avec l’enjeu relatif aux émissions.

En se basant sur le macro-planning suivant :

  • Semestre 1 : Analyse du bilan carbone de départ, examen des grandes options de trajectoires et de plans d’actions transverses et de chiffrage
  • Semestre 2 : plans d’actions et chiffrages détailles par métiers. Il parait adapté de prévoir un plan de déploiement du type : Fin 2022 (publication début 2023) : entreprises de plus de 250 personnes,

Fin 2023 : entreprises de plus de 100 personnes,

Fin 2024 : entreprises de plus de 50 personnes.

Ceci nécessite évidemment plusieurs accords politiques au niveau adéquat.

La situation d’urgence climatique dans laquelle nous nous trouvons et les risques de dérapage de la trajectoire collective mondiale exigent à l’évidence cet effort collectif de la part de l’ensemble des entreprises et des pouvoirs publics conscients de leur responsabilité vis-à-vis des générations futures.