Décarbonation de l’aérien : quelles alternatives en attendant l’hydrogène ?

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En 2021, IATA a fixé un objectif de zéro émission nette de CO2 d’ici 2050. L’hydrogène semble la solution miracle, mais en réalité, ce vecteur d’énergie ne sera pas disponible avant au moins 15 ans et ne suffira pas pour décarboner le secteur. Quelles sont donc les alternatives en attendant l’hydrogène ? Un article de Pierre-Emmanuel GUILHEMSANS-VENDÉ, Consultant R&D chez TNP Consultants, et paru dans le magazine Air & Cosmos (novembre 2023).

En 2 ans, la crise du covid a profondément transformé l’équilibre économique mondial, affectant particulièrement le secteur aérien, à l’arrêt pendant plusieurs mois.  Lors de l’assemblée générale de l’Association Internationale du Transport Aérien (IATA) du 3 au 5 octobre 2021, les 295 compagnies membres représentant 82 % du trafic mondial se sont engagées à atteindre l’objectif de zéro émission nette de CO2 d’ici 2050. En effet, le covid a été un véritable électrochoc, responsable de $180 Md de pertes en 2020 et 2021 [1], révélant le potentiel dévastateur sur l’économie mondiale d’une pandémie, mais révélant surtout l’équilibre fragile de l’écosystème planétaire fortement perturbé par l’activité humaine.

Fort de ce constat, comment IATA compte atteindre cet objectif de net zéro, alors même que la croissance annuelle du secteur est prévue à 4 % [2] et que le nombre de passagers va être multiplié par 5 entre 2021 et 2050 ?

L’hydrogène, une alternative… à long terme

L’hydrogène est la solution de décarbonation du secteur aérien la plus médiatisée promue notamment par les initiatives suivantes : l’avion ZEROe d’Airbus, le moteur à Hydrogène liquide de Pratt&Whitney, le prototype HY4 de l’entreprise H2FLY ou bien les projets du constructeur ZeroAvia d’une ligne hydrogène entre le Royaume Uni et les Pays Bas d’ici 2024 ou de la compagnie française Amelia de convertir ses ATR 72 à l’hydrogène [3], [4]. En effet, l’hydrogène permettrait de réduire les émissions de Gaz à Effet de Serre (GES) en vol – qui représentent 84 % des émissions du secteur aérien – de 75 à 90 % par rapport au carburant conventionnel [5]. Mais cette réduction spectaculaire ne se ferait qu’à condition que l’hydrogène soit obtenu par électrolyse de l’eau via des sources d’électricité peu polluantes, comme le nucléaire ou les énergies renouvelables. Ceci correspond à de l’hydrogène dit « bas-carbone ». Or, au vu du manque de maturité de cette technologie, du coût élevé de l’hydrogène (en lien avec la complexité de son processus de production) et de la disponibilité limitée en hydrogène bas-carbone (seulement 4 % de la production actuellement), l’hydrogène ne sera pas la solution miracle de décarbonation de l’aérien à court et à moyen terme.

Figure 1 - Sources of contribution to decarbonization of the aviation sector from 2025 to 2050³ [6]

L’IATA considère ainsi que l’hydrogène aura une contribution inférieure à 1 % en 2035 et à 13 % en 2050 dans la décarbonation du secteur aérien, parmi d’autres nouvelles technologies, telles que les avions hybrides électriques, les avions à batteries et les nouveaux designs aérodynamiques plus économes en carburant (cf. Figure 1).

Ainsi, à court terme, les principales sources de contribution à la décarbonation du secteur aérien viendront de l’incorporation massive de carburants d’aviation durables (SAF), synthétisés à partir de biomasse et/ou déchets, ainsi que de la compensation ou contribution carbone, via l’achat de crédits carbone (protection et restauration de forêts, écosystèmes marins et/ou tourbières.

La compensation carbone, une première alternative à court terme

Jusqu’en 2040, la contribution carbone sera prépondérante. Actuellement, le coût des crédits carbone est limité sur les marchés volontaires du carbone (1 crédit carbone, soit 1 t de CO2 équivalent, vaut 4 €). Mais, d’après un rapport de BloombergNEF (BNEF) [7], il est prévu une hausse importante du prix des crédits carbone, avec une hausse brutale en 2029 ou en 2031 à plus de 200 € en raison notamment d’un déséquilibre important entre l’offre et la demande. En se basant sur les données d’évolution du prix des crédits carbone entre 2021 et 2050 de ce rapport et en recoupant avec les objectifs d’achat de crédits carbone sur la même période, il peut être estimé que la contribution carbone, correspondant à l’achat de 21,2 milliards de crédits carbone d’ici 2050 coûtera aux compagnies aériennes environ 3000 Md€. Comment cela se répercutera sur le prix d’un billet et donc sur les usagers ? En se basant sur les prévisions d’évolution du nombre annuel de passagers, la contribution carbone coûtera moins de 10 € par billet jusqu’en 2035 et entre 10 et 20 € de 2035 à 2050.

Le SAF comme 2ème alternative rapidement déployable

En 2022, 450 000 vols commerciaux, soit 1,3 % des 33,8 millions de vols, utilisaient du SAF [8]. Cela correspond à une consommation d’environ 450 millions de litres, soit 0,12 % des 360 milliards de litres de carburant utilisés au niveau mondial dans l’aviation. Le SAF permet actuellement de réduire les émissions de GES de 70 %. Pour tenir les objectifs de l’IATA concernant l’utilisation de SAF, il va falloir augmenter la production d’un facteur 18 d’ici 2025 (8 milliards de litres) et d’un facteur 1000 d’ici 2050 (449 milliards de litres) ! Ces objectifs au niveau mondial sont ambitieux mais l’IATA n’a pas mis en place un mécanisme de contrainte et de contrôle garantissant l’atteinte de ces objectifs.

Par contraste et comme souvent, l’UE a fixé des objectifs obligatoires de proportions de carburants alternatifs à ses compagnies aériennes, que l’on peut retrouver dans le Tableau 1.

Table 1 – Proportion of mandatory alternative fuels in the EU from 2022 to 2050⁴ [9]

¹Carburants durables : SAF, hydrogène bas carbone obtenu par électrolyse de l’eau, méthane obtenu par méthanation (et non méthanisation)

²Carburants de synthèse : H2 bas carbone électrolyse + CH4 méthanation

³Figure 1 – Sources de contribution à la décarbonation du secteur aérien de 2025 à 2050 [6]

⁴Tableau 1 – Proportions de carburants alternatifs obligatoires dans l’UE de 2022 à 2050 [9]

Ces objectifs sont sensiblement équivalents à ceux transmis par l’IATA, avec une part plus importante consacrée au biométhane et à l’hydrogène. L’UE a établi une amende en cas de non-atteinte des objectifs correspondant à 2 fois la différence entre le prix du carburant alternatif et du carburant traditionnel. Ainsi, sachant que le carburant traditionnel coûte 400 €/t et le SAF 1500 €/t, cela donnerait une amende de 2200 €/t de SAF non produit et consommé. Si l’IATA imposait cette amende au niveau mondial, l’amende de non-atteinte des 1 % de SAF en 2022 serait de 5,54 Md€ au lieu de 2,64 Md€ de coût engendré par la production des 3,3 milliards de litres de SAF manquants ! La répercussion au niveau du prix du billet n’est évidemment pas négligeable : ainsi, pour Air France KLM/Transavia, les 1 % de SAF engendre un surcoût de 30 M€ qui fait augmenter le prix du billet de 1 à 4 € en classe économique et 1,5 à 12 € en classe affaire, selon la distance parcourue. La Fédération Nationale de l’Aviation et de ses métiers (FNAM) craint une hausse des tarifs de 15 à 20 % à cause du SAF. Cependant, les compagnies européennes ont en réalité tout intérêt à dépasser les objectifs fixés par l’UE. En effet, d’ici 10 ans, l’UE va fixer une taxe minimale de 10,75 €/GJ pour le carburant conventionnel, 5,38 €/GJ pour les biocarburants de 1ère génération (par exemple, bioéthanol, biodiesel ou biofioul) et 0,15 €/GJ pour les biocarburants de 2e génération (biométhane, hydrogène) [10]. Ainsi, pour Air France KLM/Transavia, le fait de simplement respecter l’objectif de 5 % de SAF lui fera payer une taxe de 600 M€ à 1,2 Md€, alors que cet argent aurait pu servir à financer au minimum 20 à 40 % de SAF supplémentaire. De plus, les compagnies européennes pourraient bénéficier de sources potentielles de financement de la filière SAF et autres carburants durables via :

  • Des appels à projets avec une garantie de prix ;
  • Des crédits d’impôts pour compenser le surcoût du SAF par rapport au kérozène pour des injections au-delà des obligations d’incorporation ;
  • Le Fonds EU ETS, un mécanisme européen de compensation pour subventionner l’incorporation de SAF sans surcoût par rapport au kérozène (au niveau mondial, CORSIA).

Les autres perspectives de développement dans l’UE

La décarbonation du secteur aérien nécessitera une forte électrification, avec un besoin énergétique en 2050 de 12 000 TWh [11]. A titre de comparaison, la production électrique mondiale actuelle est de 27 000 TWh. Cela nécessitera des investissements colossaux pour réussir cette transition du pétrole à l’électricité bas-carbone : 4 à 9 fois plus d’investissements.

Cependant, d’après Vincent Etchebehere, Directeur du développement durable et des nouvelles mobilités chez Air France, il est peu probable que les technologies électriques et hydrogène pour équiper les avions soient au rendez-vous dès 2035 : une commercialisation massive n’interviendrait pas avant au moins 50 ans. Cela reste néanmoins des futurs leviers de décarbonation dont tient compte Air France-KLM (AFKLM). De plus, AFKLM a des objectifs clairs de décarbonation, validés par un référentiel scientifique, la Science B. Target Initiative (SBTI) depuis fin 2022. AFKLM a ainsi fixé une cible de -30 % d’émissions de GES par passager et par km d’ici 2030 par rapport à 2019.  Pour ce faire, AFKLM compte sur plusieurs leviers, dont le renouvellement de sa flotte (40% A350 en 2025 et 70 % en 2030, avec un niveau d’investissement de 1 M€/an), l’utilisation de SAF (3 accords signés avec DG Fuels, Neste et TotalEnergies pour 2,4 millions de tonnes), le développement des intermodalités (partenariats avec la SNCF par exemple) ou encore l’optimisation de la consommation de carburant sur chaque vol (allégement du poids, éco-pilotage, optimisation de la trajectoire via l’IA ou bien utilisation de traction électrique au sol au lieu des moteurs thermiques de l’avion).

Dans ce contexte aérien, la France et plus globalement l’UE sera probablement en avance par rapport au reste du monde dans sa trajectoire de décarbonation. Cela pourrait représenter une opportunité en termes de dynamisme du marché de l’emploi et d’attractivité vis-à-vis des pays hors-UE, à condition de limiter la production externalisée, notamment en Asie et de rapatrier au maximum la production en Europe (réindustrialisation). Dans tous les cas, la décarbonation de ce secteur prendra beaucoup de temps, entraînera forcément une augmentation du prix des billets, du fait des forts investissements nécessaires en termes de contribution carbone, de substitution des carburants, d’électrification et d’adaptation des structures aéroportuaires.

Deux problématiques se posent alors. D’une part, l’UE parviendra t’elle via différents mécanismes de subventions à limiter cette hausse des tarifs ? Les acteurs du secteur aérien devront-ils établir des partenariats avec d’autres acteurs du transport (route, maritime), voire de nouveaux acteurs afin de mutualiser leurs efforts d’investissements ? D’autre part, les usagers accepteront-ils cette hausse du fait d’une prise de conscience et d’un sentiment de responsabilité sociétale en accord avec leurs valeurs ? Ou bien cette hausse sera considérée comme trop importante et limitera l’accès au transport aérien aux plus aisés ? La réponse à ces questions conditionnera forcément l’évolution du transport aérien dans les 3 prochaines décennies.

Sources

[1]         IATA, “Airlines Cut Losses in 2022; Return to Profit in 2023,” Dec. 06, 2022.

[2]         World Aviation, “Aviation industry growth forecast 2040,” Jan. 28, 2022.

[3]         “L’avion à hydrogène, le futur de l’aviation durable ?,” Aéroaffaires, Mar. 03, 2022.

[4]         “Avion à hydrogène,” Wikipédia. Jan. 01, 2023.

[5]         J. Hilotin et al., “Hydrogen-powered aircraft? What we know so far,” Mar. 30, 2022.

[6]         IATA, “Net Zero Resolution.” Jun. 2022.

[7]         “Carbon Offset Prices Could Increase Fifty-Fold by 2050,” BloombergNEF, Jan. 10, 2022.

[8]         IATA, “Net zero 2050: sustainable aviation fuels.” Jun. 2022.

[9]         Commission Européenne, “Proposition de règlement du Parlement Européen et du Conseil relatif à l’instauration d’une égalité des conditions de concurrence pour un secteur du transport aérien durable.” Jul. 14, 2021.

[10]       Commission Européenne, “Révision de la directive sur la taxation de l’énergie (DTE),” European Commission – European Commission.

[11]       Institut Montaigne, “Aviation décarbonée : embarquement immédiat.” Jan. 2022.

Pierre-Emmanuel Guilhemsans-Vendé Consultant